Me voici de retour. Avec dans la tête pleins d'images qui, déjà, se brouillent, s'emmêlent et puis aussi se démènent contre l'oubli. Le temps du quotidien a si vite fait d'effacer les souvenirs. C'est un peu comme ces dimanches matins où, dans le demi sommeil du jour qui se lève, on lutte entre le rêve et l'éveil pour ne pas complètement se réveiller et pour prolonger le sommeil afin de reculer au maximum le moment où il faudra retourner dans la réalité. De la même façon, entre la mémoire et l'oubli, je lutte pour ne pas voir s'effacer les sensations et les émotions de mon voyage asiatique. Mais c'est difficile : on se réveille toujours trop vite.
Pendant mes vacances, je voulais écrire. Bien sûr. Comme toujours, j'avais pris des résolutions, embarqué un joli carnet dans mon sac à dos et fait la promesse de ne pas se laisser s'écouler mon voyage loin des mots. Mais je n'ai jamais su vraiment écrire en voyage. Oh, bien sûr, il y a l'écriture du quotidien - le récit détaillé et circonstancié de tous les endroits visités, le carnet de voyage scrupuleusement méticuleux de la succession des jours avec l'accumulation des noms et des lieux. Mais ce n'est pas vraiment de l'écriture - c'est juste le degré zéro de l'écriture : des bouts de notes pour arrêter le souvenir et pouvoir noter des noms et des dates sous les photos de vacances.
Ce que j'aurais voulu, en écrivant mon voyage, c'est capturer les sensations, attraper les goûts et les odeurs, interroger les inquiétudes et les surprises. Pas seulement emprisonner les faits. Mais recueillir tout le reste : tout ce qui n'existe qu'au-delà des mots - dans un regard, dans un sourire, dans un pétale de fleurs qui s'envole pour venir atterrir pile poil dans le creux de ma main.
A chaque voyage, c'est cette écriture-là que je cherche - une écriture qui sait immobiliser la mobilité des sensations. Mais à chaque voyage, je constate mon échec. Parce que voyager, c'est se quitter soi-même, s'ouvrir au monde, accueillir les autres : tout ce qui fait le mouvement exactement inverse de l'écriture. J'ai toujours pensé qu'entre écrire et vivre, il fallait choisir. Et lorsque je voyage, c'est la vie que je choisis. Toujours. Ecrire, j'aurai bien le temps de le faire après - à mon retour.
Sur mon petit carnet, j'ai ramené de la Corée seulement quelques pages. Des tampons à l'image des lieux visités. Et puis aussi des mots gribouillés dans le train ou dans la salle d'attente d'une gare. Quelques mots seulement, nés de rencontres et d'observations. Un vieux monsieur avec un noeud papillon serré autour du cou, une vieille dame qui fait la conversation avec moi alors que nous ne parlons aucune langue commune, un enfant qui me regarde avec des yeux immenses... J'aurais voulu noter toutes ces rencontres, ne pas les oublier, ne pas les laisser s'effacer. Parce que ces personnes, déjà, ressemblaient à des personnages. Parce que ces personnes, malgré elles, me donnaient parfois des bouts d'histoires. Mais je ne suis pas allée au-delà de quelques pages noircies. Parce qu'il fallait choisir et que j'avais choisi de regarder la vie - et non pas de l'enfermer dans les boucles des mots.
Voilà, je suis de retour. Je referme le petit carnet asiatique. Mais aussi je retrouve les mots. Et mes projets. Et mes espoirs.