La narration part d'un parti pris audacieux : il n'y a aucun texte ! Seuls le titre, ainsi qu'une courte postface, en paratexte, apportent des indications formelles. Pour l'histoire proprement dite, ce sont les images - et l'imagination du lecteur - qui font tout le travail. Et quel travail ! Les dessins sont en monochromie, dans une teinte sépia, proche des photographies anciennes. Mais j'ai été d'emblée embarquée dès les premières pages par la beauté du trait et l'extrême précision des images, oscillant sans cesse entre réalisme exacerbé et fantastique délirant.
L'histoire est pourtant toute simple. Il s'agit d'un père de famille qui quitte sont pays natal pour embarquer dans un navire qui le mènera de l'autre côté de l'océan, dans un pays totalement inconnu. Histoire classique, tant de fois vécue, ici et là. C'est justement cette portée universelle qu'a choisie l'auteur. Les scènes ne se passent pas dans un pays déterminé. On imagine dans les premières pages les émigrés arrivant sur le sol américain à Ellis Island (Shaun Tan s'est d'ailleurs inspiré de photographie des migrants au début du XXe siècle). Mais l'histoire pourrait au fond se passer autre part.
(c) Dargaud
Les premières pages sont d'un grand réalisme. On a l'impression de lire un reportage photographique. Mais, insensiblement, lorsque le personnage débarque dans son nouveau pays d'accueil, l'atmosphère change. Des détails fantastiques, intrigants et déroutants, viennent peu à peu occuper les pages : des animaux aux formes bizarroïdes, des fruits inconnus... même l'alphabet utilisé sur les panneaux est insolite. Cette incursion du fantastique dans le réel traduit exactement le sentiment d'étrangeté du migrant : à quoi se fier ? tout est si différent du pays natal ! L'absence de texte contribue également à montrer ce fossé entre les deux mondes. L'aventure du migrant se fait dans la solitude, en-deçà du langage, au hasard des rencontres où la communication se fait par le mime plutôt que par les mots.(c) Dargaud
Le point de vue sur l'émigration est optimiste. Les questions du racisme ou des préjugés culturels sont à peine abordées. Au contraire, la route du personnage est parsemée de belles rencontres, faites de solidarités et d'amitiés. L'alternance de petites vignettes et de grandes pages, semblables à des tableaux, nous fait voyager à travers le temps et l'espace.
En refermant l'album, j'ai pensé à tous les migrants de mon entourage et j'ai eu envie de leur offrir ce livre.
Là où vont nos pères
Shaun Tan
Dargaud
2007