Je n’écris pas vraiment en ce moment. Juste quelques comptines, juste comme ça, pour me faire la main. Le reste du temps, je me planque derrière mon ordinateur et cache ma honte à l’abri des illustrateurs qui attendent un texte de moi (pardon, ô pardon !). Et puis j’observe.
J’observe la Sardine : 7 mois ½, 2 dents sous la langue, 3 syllabes pour tout langage élaboré (dadada, gagaga, apouuuuu !), 4 cm de cheveux blonds… mais aussi 2 mains, 10 doigts, 2 yeux. Le tout grand ouverts sur chaque objet, chaque personne, chaque geste qui, à tout instant, portent la marque de l’extrême nouveauté. J’observe la Sardine un livre entre les mains. Livre : objet paralépipédique, rigide et épais, réunissant des pages qui se tournent. La Sardine remue le livre dans tous les sens, le fait tomber 36 fois, le tape 21 fois contre la tablette de sa chaise haute, le porte à sa bouche 52 fois. La Sardine, également, porte la bouche, puis les mains sur la surface du papier, essaie d’attraper du bout des doigts les personnages représentés, s’énerve parce que l’image résiste. La Sardine, aussi, attrape à pleine main une page, la froisse, s’amuse parce que ça fait du bruit et ne comprend pas le regard courroucé de Maman face à cette entreprise organisée de destruction massive. La Sardine, enfin, mange les pages colorées, qu’elles soient en plastique, en tissu ou en carton, et trouve ça encore plus rigolo que la purée orange qu’on étale à pleine main sur le joli corsage de Maman.
J’observe donc mon bébé découvrir le monde des livres. Et je suis étonnée de voir que pour le petit d’homme le livre n’existe d’abord que dans sa pure matérialité : objet rectangulaire et solide, qui a une existence, une dureté, une texture, une forme géométrique, quand bien même toute notion de géométrie et de mécanique solide est encore ignorée. Le livre est un objet – comme le doudou lapin, la cuillère à purée, les lunettes de Papicha ou la queue du chat. Et rien d’autre que cela. Pas encore passage transparent vers le rêve, passerelle vers l’imaginaire ou « miroir qu’on promène le long du chemin ». Et pourtant, bien qu’il ne soit pas encore le vecteur matériel vers le rêve et l’intangible, le livre, comme tout objet (la queue du chat y compris), rempli déjà sa fonction première : être le meilleur support vers la nouveauté et la découverte pour une vie qui n’est encore que nouveauté et découverte.
Pardonnez donc mon silence. J’observe entre les dix doigts et les dents de mon bébé l’objet matériel en train de se transformer petit à petit, au fil des mois, en supplément d’âme.
Guest star : Au lit, Anatole de Deborah Pinto Un livre sonore à toucher Milan Jeunesse, 2011 |